Lisières d’Europe témoigne de l’impact des nouvelles frontières de l’élargissement sur la vie quotidienne des populations frontalières. « Lisières d’Europe : de la mer Egée à la mer de Barents, voyage en frontière orientale », est paru aux éditions Autrement fin avril 2004.
Le 1er novembre, Rawa Ruska ne chôme pas. Proximité de la frontière polonaise oblige, ce bourg ukrainien de 5 000 âmes ne connaît pas de jours fériés. Boutiques,
bureaux de change et marchés profitent comme chaque jour du petit commerce transfrontalier qui fait le bonheur de la région depuis dix ans. Et puis combien de jours Rawa Ruska devrait-elle s’arrêter de vivre pour célébrer tous ses morts ?
20 juin 1941. Hitler attaque l’URSS par surprise, rompant le pacte secret qu’il a passé avec elle deux ans plus tôt. En quelques semaines, il se rend maître de la Pologne orientale et de l’Ukraine et y installe aussitôt le cœur de l’univers concentrationnaire.
À Rawa Ruska, les nazis transforment une caserne de l’Armée Rouge en camp pour prisonniers de guerre, hors du territoire officiellement garanti par la Convention de Genève et la Croix Rouge. Très vite, 18 000 soldats soviétiques faits prisonniers dans les combats y sont parqués dans des conditions épouvantables. Dans le même temps, en Allemagne, on ne sait que faire des prisonniers de guerre français et belges récalcitrants, des fortes têtes qui refusent le travail forcé, perturbent la discipline des camps et tentent de s’évader. La décision est prise de déporter vers l’Est 24 000 d’entre eux. Destination : Rawa Ruska. C’est l’arrêt de mort des prisonniers soviétiques qui sont exécutés jusqu’au dernier début 1942. La place est libre pour les Francais et les Belges, détenus dans les mêmes conditions que leurs prédécesseurs au camp de Rawa Ruska. Quelques centaines y mourront de froid, de faim et des mauvais traitements avant que les autres ne soient transférés ailleurs puis libérés au retour des Soviétiques à la fin de la guerre.
Dans la forêt bordant Rawa Ruska, la fosse commune où gisent les 18 000 soldats de l’Armée Rouge est délimitée par des parterres sans fleur et marquée d’une pierre en leur mémoire. Non loin de là, en vue de l’ancien camp occupé aujourd’hui par l’armée ukrainienne, un obélisque fraîchement restauré par les survivants français du camp de Rawa Ruska rappelle la mémoire de ceux qui sont restés à jamais dans ce coin d’Ukraine.
Encore ont-ils une stèle, un emplacement connu, une fosse identifiée, quelque chose qui fait que les enfants d’aujourd’hui les salueront peut-être encore demain. Mais les Juifs de Rawa Ruska n’ont pas cette chance.
Peuplée de 9 000 personnes avant la guerre, la ville ne comptait plus que 3 000 habitants en 1945... Plus encore, les nazis avaient construit à Rawa Ruska un ghetto pour y concentrer les 20 000 Juifs de la ville et des villages environnants. Entre mars et juillet 1942, 6 000 d’entre eux furent envoyés en train vingt kilomètres plus à l’ouest, au camp d’extermination de Belzec, première usine de la mort à fonctionner à plein régime. Les 14 000 autres furent fusillés à Rawa Ruska en janvier 1943, et enterrés dans des fosses communes creusées dans le cimetière juif aujourd’hui complètement disparu, et dans d’autres fosses en forêt que rien ne signale...
Il faut donc passer la frontière et se rendre à Belzec, désormais en Pologne, pour honorer la mémoire des Juifs de Rawa Ruska. À l’écart du village, un vaste terrain vague marque l’emplacement du camp à l’effroyable rendement. Il n’en reste rien, si ce n’est un soubassement isolé de ce qui fut probablement un bâtiment. Mémorial de fortune, trois mètres sur quatre de briques et de ciment délabrés sur lesquels reposent trois couronnes de fleurs en plastique vieillies et quelques bougies allumées récemment. Pour le 1er novembre ? En tout cas, l’endroit est désert, abandonné, livré au vent, au sable et aux herbes folles. Près de 600 000 Juifs et Tziganes périrent ici assassinés entre mars et octobre 1942, à deux pas de la gare de Belzec où continuent d’arriver chaque jour des trains en provenance de Rawa Ruska.
En poursuivant sa route vers le nord, la frontière polono-ukrainienne n’a pas fini de côtoyer les traces les plus effrayantes de l’histoire européenne du XXe siècle. Cent kilomètres après Belzec, le Bug, fleuve qu’elle a épousé entre-temps, passe à quelques encablures de Sobibor. C’est dans ce village que fut construit un autre camp d’extermination ou disparurent 250 000 Juifs entre 1942 et 1943, avant qu’une révolte des déportés n’entraîne sa fermeture. Il faut chercher longtemps dans la forêt pour en retrouver quelques traces, dalles de ciment recouvertes de mousse et de feuilles mortes. Face à la gare à demi désaffectée, un mirador est reconstitué, et plus loin une immense tombe circulaire recouvre les corps de ceux que l’on a retrouvés dans la forêt après la guerre, tués aux confins d’une Europe de ténèbres.
Rédigé en octobre 2002 © Lisières d’Europe
Memo
"Lisières d’Europe" est un projet éditorial original, né de la rencontre d’un journaliste, Guy-Pierre Chomette, et d’un photographe, Frédéric Sautereau, qui témoignent de l’impact de l’élargissement et des nouvelles frontières sur la vie quotidienne des populations frontalières.
"Une nouvelle ligne de partage du continent se dessine. Même si elle n’est en rien comparable au Rideau de Fer, fracture douloureuse qui a opposé l’Ouest et l’Est de l’Europe pendant quarante ans, cette future limite orientale de l’Union européenne va notamment souligner la division de peuples répartis de part et d’autre et bouleverser des relations de voisinage progressivement rétablies depuis 1989."
En exclusivité on-line pour EUROPEPLUSNET, retrouvez chaque semaine des extraits choisis de leur carnet de route (7.000 kilomètres parcourus). Les auteurs ont obtenu en 2002, de la Mairie de Paris, le Label Paris Europe, qui récompense les projets européens des Parisiens.